Mai Hua, à flots
De quoi es-tu la plus fière avec ce documentaire ?
Ce dont je suis fière, c’est de ce que ça a créé dans notre famille. Ça a détruit nos anciennes relations pour en créer de nouvelles. Cette caméra, c’était une sorte de bouclier. Elle était viscérale, organique, une sorte de troisième oeil. C’était ce qui m’a permis de me sentir suffisamment en sécurité pour aller sur des terrains vachement compliqués, parce que la base c’est que la famille c’est compliqué ! - rires - Les systèmes de loyauté qui sont mis en place par les patriarches sont béton. Et tout le monde est un acteur de ce système, moi y compris. (…) On est conditionnés par un système qui, tant qu’on ne le remet pas en question, crée à notre place notre existence. Quand j’ai dit « Je voudrais créer ma vie », j’ai connu pleins de résistances en face de moi. Créer et diffuser ce film a été une grosse bataille intérieure.
Dans le film, on apprend à quel point la relation que tu as entretenu avec ta mère était compliquée. Elle t’explique « Je n’étais pas mère, c’est tout ». Est-ce que ces quelques mots disent tout pour toi ?
Ça dit tout et ça ne dit pas tout. Les mots ils recouvrent à la fois des idées et des expériences. Au début tu as accès à l’idée. Et petit à petit le truc se dépose et tu as accès à l’expérience. Ça fait son chemin, et ça entre dans ton corps, dans ta psyché, tu en fais des rêves. Et ça déclenche différents paliers de conscience.
Ça a changé quelque chose dans ta façon d’être mère ?
Ça a tout changé. Dans les familles asiatiques, la loyauté est envers les anciens. De comprendre que mon énergie était vampirisée par le fait de, soit devoir plaire à ma mère, soit respecter la règle de la famille dictée par les anciens, ça me prenait toute une partie de mon énergie et de ma santé mentale que je ne pouvais pas réinvestir pour mes enfants ou pour moi. Une fois que j’ai compris ça, mes attachements vis à vis de ma famille se sont transformés. L’emprise que la famille pouvait avoir sur moi a disparu. Donc toute une partie de nos relations se sont autodétruites. C’est ce qui a permis de développer d’autres relations où chacun pouvait reprendre sa place.
Dans l’une des vidéos de ton blog, l’une de tes interlocutrices (Aurélia Silvestre) t’explique que ça peut être utile d’être une mauvaise mère. Tu es d’accord avec ça ?
Quand tu es mère ou père, tu as des devoirs à remplir. Mais pour autant, il faut entendre que c’est hyper dur et qu’on a vachement besoin d’aide. Y’a un proverbe qui dit qu’il faut tout un village pour élever un enfant. Sauf qu’aujourd’hui il n’y a pas un village. Tu as un couple avec une famille nucléaire voire monoparentale. C’est hyper dur d’élever un enfant. Quand tu es dans un système où les enfants ne sont pas aidés, eh bah ils pètent les plombs. Moi j’ai eu la chance d’être consciente de tous ces enjeux plus tôt donc j’ai pu apprendre à être la mère que je voulais être.
Ce qui m’a été le plus douloureux c’est d’avoir une maman qui avait d’autres envies que nous. Et en fait c’est tout à fait possible. Et il faut l’entendre. C’est vachement dur d’être honnête et de dire « en fait je ne voulais pas d’enfant ». Mes enfants, je les aime aussi. Mais en fait il y a des moments dans ta vie où si tu n’as pas réglé tes traumatismes, tu pars en live. Car c’est une pression hyper forte.
Justement, tu dirais que tu es plutôt maman… blogueuse… color designer… ?
Je ne suis pas cantonnée à « un statut ». Ce que tu es et ce que tu fais, c’est la même chose. Et ce que tu fais change tout le temps parce que t’as besoin d’un mode d’expression ou d’un autre. On peut se dire « Mai elle est réalisatrice ! ». Mais moi je ne suis pas réalisatrice : j’ai réalisé deux films, et ça me définit bien. Mais je ne sais pas si je vais faire d’autres films. Je ne veux pas être dans une case. Je veux être dans la rencontre. En fait, je suis Mai, c’est tout ! Dans la question des énergies féminines, il y a justement beaucoup la question du « et ». On peut faire une chose et une autre.
C’est quoi ta manière à toi d’être une femme ?
Pour faire Les Rivières, j’ai beaucoup exploré la question de « Où est la femme en moi ». Jusqu’au documentaire, ma vision c’était que la femme est soumise. Alors que cette vision-là peut se dépasser. J’ai saisi l’opportunité de mon doc pour dépasser ça et investir ma vie de femme. Dans mon corps… En tant que mère… En tant qu’amante. C’est vachement beau de pouvoir explorer les points où l’on est exactement pareils en tant qu’homme ou en tant que femme (vulnérabilité, créativité…). Mais il y a aussi des espaces à la marge ou ce n’est pas pareil. Ces différences-là aussi doivent être investies. Il y a une expérience proprement féminine qui est carrément belle aussi.
Tu parles du sexe « femme » là ?
Oui, je parle de sexe féminin ! Mais qui crée un genre, parce que ça crée une culture. Dire « Parce que j’ai un utérus, je suis différente », c’est une culture ! Ça veut juste dire que sur certains champs de notre existence humaine, on parcourt des points de différence. Et on les cultive. Cultiver cette différence ça a aussi vachement de beauté. Mais ça veut dire qu’on recrée en même temps… pas des cases… mais des temps où l’on est que femme.
Comment est-ce qu’on se prépare à réveiller ses rivières intérieures ?
Pour faire les Rivières, j’ai fait pleins d’expériences. De thérapie notamment. J’ai beaucoup côtoyé de gens qui travaillent sur les femmes, sur les différences hommes/femmes. Il y en a une qui m’accompagne toujours aujourd’hui qui est mon expérience en conscience modifiée. Ça s’appelle l’Ayahuasca. C’est une liane psychotropique. En clair, tu bois un breuvage à partir de lianes. C’est une expérience incroyable. Ça te recrée des chemins. C’est une plante visionnaire donc t’as des visions, tu es mise en contact avec des parties de ton inconscient qui sont très profondes. C’est l’un des psychotropes les plus puissants du monde parce que ça rentre dans un truc très profond dans ton cerveau et dans ton corps. Tu dois t’en remettre à une force mystérieuse que tu ne contrôles pas. Tu ne sais pas avec quoi tu seras en contact. Et c’est une présence très féminine.
Ça ressemblait à quoi cette « présence féminine » ?
C’est une sorte d’immensité qui peut être très douce et très virulente. C’est un truc qui t’embrasse, une grande mère quoi ! Ça peut prendre des visages terrifiants, comme hyper doux. Je pense qu’en fait ça ouvre des parties du cerveau auxquelles tu n’as plus accès, à cause de trauma, de peurs. Et il faut les regarder ! Et j’y reviens d’une certaine manière dans mon documentaire. Dans Les Rivières, c’est toute une symbolique sur les rivières intérieures.
Tu la vis comment cette féminité ?
Je sais qu’il y a beaucoup de gens qui viennent sur mon blog et se réconcilient avec le fait d’être une femme. Et les hommes aussi adorent. Ils comprennent mieux notre expérience. Y’a un truc sur l’intime qui est très très fort. Et ça c’est vraiment de l’ordre du féminin. Culturellement ça l’est. Les femmes sont au plus près des expériences, des enfants, de l’éducation. C’est pour ça que dans mon autre film, « Remarkable men », je trouve que les paroles sont fortes.
Parce qu’on parle souvent de la difficulté d’être une femme (harcèlement, manque de considération…). Mais ce qu’on comprend ce documentaire, c’est aussi la difficulté d’être un homme. Les hommes de ce documentaire doutent, ils sont vulnérables…
C’est très rare, des hommes qui ont acquis cette compétence : parler de l’intime de façon aussi libre. Ces hommes ils sont dans des groupes de paroles depuis plusieurs années. Moi j’étais persuadé que dans les cercles d’hommes, on développait de la masculinité. Il y a eu « Me too », et là avec Jerry - mon ami - on s’est dit qu’il fallait en faire quelque chose, en parler.
Tu te places comment justement par rapport à « Me Too » ?
C’est un mouvement qui a deux pendants. Un pendant très activiste, militant, celui de la bagarre pour obtenir les mêmes salaires. Moi je n’ai pas cette colère-là, celle des Femen, ce truc d’aller organiser des manifs, défendre des lois au Parlement. « Me Too » c’est quand même de la folie tout ce qu’on a appris. C’est salvateur. Ça nous réunit. Après, je comprends que certaines femmes ne soient pas à l’aise avec le fait que ça gueule, qu’il y ait de la violence, que ça puisse être misandre parfois. Mon documentaire sur les hommes c’est une manière de dire qu’on est du même côté. C’est un féminisme où je dis qu’on n’est pas là pour faire la guerre des genres mais pour défendre les valeurs humanistes. On est tous des êtres humains. Il va falloir qu’on s’écoute. La guérison passe par là selon moi. Ça ne veut pas dire que le combat social ne doit pas avoir lieu.
Chaque individu devrait avoir la possibilité de se créer, et c’est bien d’avoir aussi des espaces où l’on explore notre féminité, notre masculinité. Chaque individu, quoiqu’il veuille, quoiqu’il aime, devrait pouvoir s’exprimer comme il veut.
Propos recueillis par Sofian Aissaoui
Photo : Remi Chapeaublanc
Illustration Lucile Gomez