Yara El-Ghadban, semelles au vent

Yara El-Ghadban, semelles au vent

Romancière, musicienne, anthropologue…, Yara El-Ghadban cumule les titres autant qu’elle arpente les territoires avant de trouver son encrage au Québec. Professeure d’université, l’originaire de la Palestine sert de ses expériences de migrante et de sa formation d’anthropologue pour mener des recherches en Afrique du Sud, au Québec et dans le monde arabe. Une anthropologue aux semelles de vent pour parler des multiples visages de la migration. Des idéologies aussi…

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Fields : De Dubaï à Montréal, votre encrage, en passant par Beyrouth, Sanaa et Londres…Vous avez un long parcours de migration. Comment avez-vous vécu la migration?

Yara El-Ghadban : La migration est un voyage qu’on ne choisit pas. Jusqu’à mon arrivée au Québec en 1989, j’ai voyagé par nécessité soit pour trouver un meilleur endroit pour vivre, ou bien parce que mes parents étaient des refugiés. Dans le meilleur des cas, parce que je visitais des membres de ma famille éparpillés un peu partout dans le monde. Je suis d’une famille d’exilés avec des parents au Liban, en Syrie, en Jordanie, dans le Golfe arabo-persique, en Roumanie, en Suède et jusqu’à récemment à Londres et aux États-Unis. La migration offre des expériences extraordinaires ; mais aussi une douleur, des blessures. C’est une douleur que j’assume. Quand on l’assume on peut transformer cette douleur en opportunités même si la blessure ne se cicatrise pas complètement.

 
 
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Fields : En plus d’être une migrante aux semelles de vent, vous êtes aussi anthropologue, écrivaine et professeure d’université. Quelle est votre perception du phénomène migratoire ?

Yara El-Ghadban : Les migrants sont de grands rêveurs. Il faut vraiment avoir une immense capacité de rêver et un imaginaire sans limite pour décider de laisser tout ce qu’on connait et de faire ce plongeon dans un pays absolument étranger, tout en ayant la certitude ou du moins l’espoir que ce qui nous attend est meilleur. C’est inspirant. C’est en partie ce qui m’a poussée d’abord vers l’anthropologie, et maintenant vers l’écriture. Je suis devenue romancière car seule la fiction peut, à mon avis, incarner cette part imaginaire, fantasmagorique de l’expérience migrante dans toute sa beauté et ses tourments. Dans mon premier roman, L’ombre de l’olivier, Yuryur, une fille de 10 ans, parle avec un grand oiseau qui lui apprend l’amour, lui montre les ravages de la guerre, la transporte par-delà les frontières… Dans le deuxième, Le parfum de Nour, qui paraîtra à l’automne, Leila, une journaliste aguerrie, est transformée par un parfum mystérieux qui l’amène à la Terre des dieux et la confronte à ses peurs. C’est cela un immigrant : un oiseau qui a vu des choses à la fois horribles et magiques et qui suit le parfum de ses rêves. Au Québec, et dans d’autres pays d’immigration, on tend à réduire cette expérience de la migration à des calculs économiques ou matérialistes qui sont parfois en décalage avec le sens symbolique que porte la migration pour l’immigrant. S’il y a des malentendus sur le rôle des immigrants dans la société d’accueil, c’est souvent à ce niveau.

 
 

Fields : Vous parlez de la douleur, des blessures comme si vous le vivez encore. Qu’est ce qui blesse le plus un immigrant, le déracinement, le voyage forcé à la limite risqué pour ceux qui se jettent par exemple dans les mers atlantique ou méditerranée ?

Yara El-Ghadban : Je ne peux pas assimiler mes expériences de palestinienne à celle d’un Haïtien qui a fui la dictature des Duvalier, ou celle d’un Libyen fuyant l’instabilité politique, économique et sociale. Cela étant dit, je dirais que le déracinement est à la fois une souffrance et une jouissance. Il y a un désir de liberté totale, une liberté intérieure que la personne cherche, mais aussi l’angoisse, la confusion, l’aliénation quand on arrive dans un pays où on ne sait même pas comment prendre l’autobus. C’est aussi un moment d’euphorie, car tout est possible. Le migrant arrive doté d’une énergie quasiment sans limite. Cette énergie est à prime abord créatrice. On veut construire, refaire le monde. C’est un don que l’on veut offrir au pays qui nous a accueillis. Si ce don n’est pas reconnu, si l’on persiste à croire que l’immigrant a tout à gagner et rien à nous apprendre, cette énergie est gaspillée et risque de se tourner à la colère. Dans le collectif, Le Québec, la Charte, l’Autre, auquel des intellectuelles de tous les horizons ont collaboré, plusieurs ont insisté sur les possibilités et le risque que présente le moment du déracinement et de la rencontre avec l’autre. On parle trop souvent, à mon avis, d’intégration, de compassion, même de pitié, quand il s’agit des migrants qui meurent dans la mer, mais trop peu de solidarité, car la solidarité implique un travail à deux, main dans la main, et une reconnaissance mutuelle.

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Fields : Existe-t-il, selon-vous, un endroit idéal pour un immigrant du monde arabe de vivre ses rêves, ses croyances, sa culture ?

 

Yara El-Ghadban : L’endroit « idéal » n’existe pas. Chaque pays a des atouts, des blessures, et une histoire. C’est parfois une question de destin. C’est comme un couple amoureux : L’amour, il faut l’entretenir. J’ai habité dans plusieurs pays, je vois tout ce qu’ils m’ont donné et ce qu’ils m’ont pris. Londres a changé ma vision de l’Europe. À Sanaa, j’ai vécu la dernière année de mon enfance. C’est une ville qui représente quelque chose de très intime pour moi. Bien que je sois née à Dubaï, l’un des pays les plus riches du monde, je ne ressens pas le même attachement. Le Québec m’a donné une troisième langue, le français, qui est devenue ma langue d’expression à travers laquelle je raconte mon histoire, partage ma vision du monde et invite les autres dans mon imaginaire. C’est ainsi que je fais ma contribution à ces pays et à l’humanité. C’est un précieux cadeau, la langue, car il est réciproque.

 
 
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Fields : Les notions et les concepts évoluent à l’image du phénomène migratoire. La migration des Haïtiens, Africains, Arabes, par exemple, change souvent de visage. Qu’est ce qui peut expliquer ces changements d’aspect, selon vous qui est une anthropologue?

Yara El-Ghadban : Effectivement ça change de visage. Je fais partie de cette vague de migrations venant du Liban, même si je ne suis pas arrivée directement du Liban, mais comme refugiée palestinienne du Liban. C’était à une époque où le Canada accueillait beaucoup d’investisseurs, de professionnels, de travailleurs qualifiés. Déjà chez eux, ces immigrants faisaient partie de la classe moyenne et même supérieure. Il y a aujourd’hui le phénomène du migrant de la mer et des sans-papiers.

Mon collègue Filippo Furri, anthropologue, a observé un changement important : avant, les sans-papiers fuyaient les autorités par peur d’être enregistrés et détendus, aujourd’hui les autorités ne veulent même pas reconnaître la présence des sans-papiers sur leur sol, parce que si vous leur donnez un numéro de dossier, vous êtes responsable d’eux. C’est une forme de déresponsabilisation totale et déshumanisante. Du côté des pays d’accueil, un virage inquiétant s’est produit vers une perception sécuritaire du rapport à l’autre. L’autre est menaçant, à prime abord, suspicieux. Les relations sont perverties par la peur et la suspicion avant même qu’elles ne puissent se développer. Le ressentiment envers cet autre est d’autant plus fort qu’on associe sa présence aux lois antidémocratiques que les pays adoptent au nom de la sécurité, comme la loi C-51.

 

Fields : Vous menez, en tant qu’anthropologue, des recherches au Québec, en Afrique du Sud et dans le monde arabe sur les enjeux de l’identité, les pratiques interculturelles dans les sociétés pluralistes et sur le vivre-ensemble. Ce vivre ensemble est-il une tautologie mortelle dans le cas de la Palestine, votre pays d’origine, et Israël, le pays voisin?

Yara El-Ghadban : Je ne crois pas à la haine ni aux tautologies. L’anthropologie m’a appris que nous sommes des créatures extrêmement complexes, ambivalentes. Donc, pour toute forme de tautologie, il faut une grande violence. Dans le cas de la Palestine et d’Israël, un certain discours prétend que les gens se haïssent depuis des centaines d’années, que le problème entre les deux peuples est si profond qu’il ne sera jamais résolu. Tout ça, c’est de l’idéologie. Les enjeux sont simples, en réalité. Les questions légales sont claires. Il y a une occupation du territoire qui est illégale, un déracinement illégal aux regards des lois et des conventions internationales.

Aucune ambigüité là- dessus. Autre chose, ce sont deux peuples qui se ressemblent et qui ont une histoire partagée. Déjà, nous partageons les langues, arabe et hébreu, qui découlent de la même racine. Au niveau même de la religion, nous partageons des pratiques sociales. C’est une question de rapports équitables et justes. Parler de tautologie entre religion, terre et identité est un prétexte pour justifier des intérêts politiques. J’estime que les choses n’ont pas le choix de se régler. Le territoire est tellement petit. On ne peut pas s’ignorer les uns les autres. La loi internationale est claire. Pour les refugiés, il faut reconnaitre ce qui s’est passé en 1948. Il y a eu un nettoyage ethnique de toute une population. Même les historiens israéliens le reconnaissent. Plusieurs solutions sont déjà sur la table. Il ne manque que la volonté de la communauté internationale de respecter ses propres lois.

 

 

Propos recueillis par Claude Gilles

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