Luedji Luna, Un corps dans le monde

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Luedji Luna,

Un corps dans le monde

La Bahianaise revendique la représentativité de la femme noire dans la musique fait des références et des révérences à son ancestralité.

 

À partir de l’écriture, Luedji Luna construit une musique regorgeant de symbolismes de l’héritage africain, et imprégnée d’une société formée d’Africains amenés de force au Brésil durant le trafic transatlantique d’esclaves (entre les XVI e et XIX e siècles). Fille de professeurs et militants pour l’égalité raciale, la compositrice de 30 ans a grandi dans un quartier de classe moyenne de Salvador (Bahia) ; elle était une des rares noires de son quartier et de son école. Ce cadre solitaire fut le point de départ de son travail de compositrice, pour soigner ce qui l’emprisonnait. «J’ai grandi dans un environnement hostile. J’ai étudié dans un collège privé où j’étais une des rares filles noires, j’avais peu d’amis, je souffrais de cette violence.
«Je n’avais pas la possibilité de m’exprimer dans ce monde, alors j’ai commencé à écrire sur ce silence, je me suis mise à utiliser l’écriture pour exister dans ce monde !Au début, il n’y avait pas de forme, c’était une écriture libre, ensuite, à 17 ans, à force de lire et étudier, ces textes ont pris forme. Quand j’ai commencé, c’était plutôt une catharsis », raconte l’artiste.

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La jeune femme, qui porte dans son nom un mot qui renvoie à l’Angola (en langage tchokwe, lueji signifie fleuve), est diplômée en droit, mais a choisi la musique comme mode de vie et de résistance. 130 années après l’abolition de l’esclavage au Brésil, la population noire doit encore lutter pour résister dans une société raciste, où les opportunités sont restreintes et où la violence affecte encore majoritairement les jeunes noirs. D’après les informations de la Commission d’enquête parlementaire du Sénat sur les assassinats de jeunes en 2016, sept personnes assassinées sur dix sont noires. Toutes les 23 minutes, un jeune noir est tué.

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« Les questions raciales sont présentes dans mon travail parce que le racisme traverse les corps noirs, il traverse notre subjectivité. J’écris à propos de l’expérience de ce corps, de cette femme noire dans le monde. J’écris ce que je ressens, cette expérience du corps noir dans la société », relate la chanteuse.

Dans sa production artistique, Luedji fait des référence et des révérences à son ancestralité et à sa spiritualité, aux « feuilles sacrées » et à « l’orixá qui la guide », militant avec la conscience de ce passé qui a précédé son existence, un passé qui a vu le massacre des savoirs et de la culture de ses ascendants venus d’Afrique. Sur ce chemin de lutte contre le racisme, elle a fondé Palavra Preta (mot noir) avec une amie, un mouvement qui réunit des compositrices et poétesses noires de tout le Brésil.

Manque de représentativité de la femme noire


«Nous vivons dans une société machiste où la femme a peu de voix. Quand j’ai décidé de faire de la musique, j’ai dû faire face à une forte crise de référence parce que je ne parvenais pas à percevoir la représentation de la femme et principalement de la femme noire, dans notre musique. Quand j’ai vu la chanteuse Ellen Oléria gagner un prix, ça m’a donné énormément de motivation. Ça m’a inspirée, c’est pourquoi je dois aujourd’hui profiter de ce moment d’écoute pour faire en sorte que d’autres femmes puissent émerger, être écoutées et soutenues. ,» explique Luna.

À partir de cet espace que Luedji est en train de construire, elle rappelle qu’elle peut composer aussi bien avec/pour des hommes qu’avec/pour des femmes, mais son choix, pour une femme noire protagoniste, est conscient et à la recherche de cette représentativité. C’est aussi pour cela qu’elle chante ce qu’elle compose et ce que les autres femmes noires composent.

«Nous vivons une époque où le débat sur le féminisme est en train de s’affirmer. Il y a de nouvelles compositrices qui apparaissent. Bien sûr cette place a été conquise il y a bien longtemps par Clementina de Jesus (morte en 1987) et Leci Brandão, par exemple. Mais en dehors de la samba, cette présence a toujours été rare, affirme Luedji, rappelant l’importance de Virgínia Rodrigues (qui unit musique érudite, samba et jazz, avec des références aux religions de matrices africaines). »

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Un corps dans le monde

La Bahianaise, qui s’est assumée comme chanteuse à 25 ans, a lancé fin 2016 un clip qui marque un virage dans sa vie. Un corps dans le monde (qui est également le titre de son premier album) est né dans un contexte de réflexion sur la place du corps noir dans le monde.
«Dès que je suis arrivée à São Paulo, à 27 ans, j’ai subi un choc très fort. J’étais habituée à une autre dynamique, à voir des noirs à Salvador. São Paulo est un endroit très blanchi... Mais, à cette même époque, la ville vivait un moment de grand flux de migrants et réfugiés de divers pays africains et d’Haïti. En voyant cela je me suis sentie identifiée. Alors je me suis mise à me demander à laquelle (ou lesquelles) de ces Afriques j’appartenais.


«Au-delà de la violence, de la séquestration des peuples africains, il y a eu un effacement de ces archives, de cette source de savoirs. Mon arrière-grand-père venait d’où ? C’est quelque chose d’irréparable ,»
s’insurge la chanteuse, qui vit aujourd’hui entre São Paulo et Salvador.

Pour Luedji, il y a un effacement matériel et symbolique, où la représentation des Afro- descendants n’existe ni dans la politique ni dans d’autres aspects de la société. À partir de là, elle demande :

«Quelle est la place du corps noir dans la diaspora ? » La chanson naît en premier, mais c’est l’histoire qu’elle raconte et la réflexion qu’elle propose dans le clip, avec des vers comme J’ai traversé la mer, un soleil d’Amérique du Sud me guidait, j’emporte un bagage à main, contenant une prière, un adieu.»

Aujourd’hui je me sens accueillie à São Paulo, mais quand je suis arrivée, je ne me voyais pas dans cette ville. Il n’y pas eu d’échange objectif, précis, mais un élan en croisant ces noirs qui ne sont pas brésiliens... Ça me fait penser que c’est bien qu’ils viennent ici, pour africaniser cette ville. Ces gens méritent de profiter des opportunités de ce pays. 

Dialogues

Luedji, qui a composé sa première mélodie à 17 ans, alimente un dialogue avec des artistes brésiliens et africains lusophones comme Mayra Andrade (Cap Vert) et Aline Frazão (Angola) avec qui elle vient d’enregistrer et échange fréquemment à propos de création. Par le passé, la Bahianaise avait l’habitude de composer à la guitare, aujourd’hui ce processus de création commence par l’écriture.
« Après avoir extériorisé ces sentiments par l’écriture, je les partage avec des partenaires musiciens pour avancer dans mon processus de construction. Je réfléchis beaucoup à échanger davantage avec cette génération d’artistes de là-bas. C’est un rêve de visiter l’Afrique et de promouvoir cette passerelle», affirme celle qui a remporté la catégorie révélation du Prix Caymmi de musique 2017 et qui a été admise dans l’édition Prix afro, cette même année.”

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Force de la femme noire

L’équipe qui accompagne l’artiste est majoritairement composée de femmes noires, une façon de combattre une structure sociale encore très machiste et raciste.

“Angela Davis disait : “quand une femme noire bouge, c’est le monde entier qui bouge”. La femme noire est source de transformation sociale au Brésil. Il n’y a rien de plus puissant dans la société brésilienne que la femme noire. Je crois qu’elle est le chemin pour sauver le monde.” raconte Luna.

Elle estime qu’en vivant dans une société inégalitaire, où le genre et la couleur de peau délimitent l’espace occupé, les femmes noires souffrent de ces modes d’oppression. Le côté positif de ce constat est qu’il y a un mouvement de pression sociale, très influencé par les nouvelles technologies, poussant à débattre et combattre l’effacement et le silence de ces voix.

“ On oublie qu’on est nature et dans la nature rien ne reste inchangé très longtemps. La place de l’opprimé ne restera pas inchangée dans l’Histoire, et je crois que nous vivons un mouvement naturel où existent désormais des voix qui étaient autrefois sous silence. ”


Par Natalia da Luz
Photos Danilo Sorrino

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