Rodney Saint-Éloi n’est pas né du bon côté de la barrière

Rodney Saint-Éloi n’est pas né du bon côté de la barrière

Cette séparation de la planète est aussi d’ordre sémantique, puisque l’on parle d’immigrants pour ceux qui viennent du Sud et d’expatriés pour les Occidentaux…

Tout est dans le langage. Il est fondamental d’interroger les clichés du discours social. Nous, nous sommes des immigrants. Du Nord au Sud, eux sont des expatriés, des coopérants, des humanitaires, des développeurs… Alors que les pays du Sud ont besoin de tout sauf de développeurs. L’inégalité est flagrante dans la circulation. En Haïti, j’ai recueilli des témoignages d’Haïtiens, souvent des professionnels, pour qui une demande de visa peut durer jusqu'à six mois. Ce traitement est indigne, c’est une manière de déshumaniser l’autre.

Ce sont aussi ces expatriés, ces coopérants et ces développeurs, qui à travers de nombreuses compagnies, viennent déposséder ces pays du Sud de leurs ressources. Le retour des choses : si vous appauvrissez l’Afrique, les Africains n’ont rien d’autre à faire que d’aller là où miroite la richesse du monde. Ces derniers temps, on a observé une vague migratoire vers l’Europe. Si les ressources de l’Afrique sont pillées pour construire la fortune des pays du Nord, les gens se déplacent vers des lieux prospères où sont affichés leur pétrole, leur or, leurs diamants. Les gens suivent la route des produits. Les matières premières circulent libr

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Rodney Saint-Éloi n’est pas né du bon côté de la barrière 

Poète, écrivain, essayiste et éditeur né en Haïti en 1963, il a fondé les éditions Mémoire d’Encrier, devenues, en une décennie, une référence pour une littérature de la  à l’Académie des lettres du Québec, il parle sans langue de bois de la migration : les propos d’un « activiste littéraire », appartenant à cette espèce qui croit que l’être humain vit d’eau, de pain, d’air et aussi de livres.

Rodney Saint- Éloi, vous êtes écrivain et éditeur établi à Montréal depuis quinze ans. Votre métier vous emmène dans différents pays ; et puis vous voyagez aussi à l’intérieur de vous-même. Comment vivez-vous le phénomène migratoire ? 

Le voyage est une nécessité. Celle de regarder le monde, de fouler la terre. En tant que citoyen haïtien, le monde m’a été interdit. J’ai besoin d’un visa pour traverser n’importe quel village. D’autres ont pourtant le bon passeport. Moi, je ne suis pas né du bon côté de la barrière. Le monde est divisé entre ceux qui peuvent circuler librement et ceux à qui l’on empêche de circuler. Je fais partie de la deuxième catégorie. J’ai le privilège de pouvoir circuler aujourd’hui. Quand on regarde la crise en mer Méditerranée, on constate le repli et la tentation de construire les forteresses. Les mots d’ordre : « lâchez les chiens », « restez chez vous ». Écrivain, je constate avec frayeur l’impuissance à laquelle nous sommes tous réduits. Les utopies sont piétinées. Le chant nouveau demeure le cynisme de la finance. Or le sursaut ne peut venir que des humanités, de notre capacité à nous dépasser, à se projeter dans l’avenir et dans le vivre-ensemble. D’où la nécessité et l’urgence de la poésie, de l’art et de la culture. Car seule la culture est capable de renverser la tendance, en humanisant nos sociétés.

À propos d’écrivains haïtiens : une affiche de Yanick Lahens, prix Femina 2014, est placardée dans votre bureau. La littérature haïtienne est très forte, si l’on se réfère à la qualité et au nombre de prix prestigieux obtenus par des Haïtiens dont certains évoluent à l’étranger. Serait-ce plus facile pour un créateur de se déraciner ou disons, de vivre sa culture quel que soit l’environnement ?

Un créateuement, et l’on pense pouvoir arrêter les humains. Comme les gens n’ont plus d’espoir, ils se jettent à la mer. Il n’y a aucune manière de barrer la route à l’espoir. C’est ce qui est arrivé aux États-Unis avec les boat-people. Dans la mer Méditerranée, ils plongent pour regagner les côtes de l’Espagne, de l’Italie... On parle de crise, et il y a panique en Europe. À l’inverse, de nombreux Européens vont vivre au Maroc, en Tunisie, au Sénégal. Là, on ne dit rien.

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On considère souvent les Haïtiens comme un peuple nomade. Sont-ce, selon vous, les mêmes raisons que vous venez d’évoquer qui expliquent cette mobilité-là ? 

La raison est d’abord historique, même s’il y en a aussi une d’ordre économique. L’histoire nous a nomadisés. Les Haïtiens sont un peuple venu d’ailleurs, constitué à partir d’un ensemble de cultures et d’imaginaires. Nous habitons l’Amérique, mais les premiers habitants de cette terre étaient des Indiens. Après que les Indiens ont été décimés par les Espagnols, on a emmené de force des Nègres en Haïti. Ces derniers étaient considérés pendant longtemps comme des bêtes de somme pour faire marcher la machine du capital. C’étaient un voyage et un espace imposés. 

Seule la littérature nous aide à traverser les frontières. La poésie nous permet de regarder le monde avec sérénité. La terre est ronde. Elle n’est pas un triangle qui s’appelle Haïti. Il faut sortir et aller vers l’autre. Découvrir pays et paysages. Nous sommes des habitants de la Terre. Nous habitons l’eau, nous habitons le feu, nous habitons les vents, nous habitons tous les continents. 

 
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Avec l’évolution du phénomène migratoire, une certaine littérature tente d’établir une différence entre migrants libres, migrants forcés, etc. Mais, au fond, ne sont-ils pas liés par leurs origines sociales ? 

En arrivant dans les pays adoptés, les gens cherchent à reproduire les préjugés qu’ils avaient chez eux. Des migrants haïtiens, par exemple, reproduisent la même dynamique de classes sociales, en créant une sorte de petite Haïti avec les mêmes préjugés, les même formes d’exclusion et de racisme que dans leur pays d’origine. Quelque 95 % des migrants haïtiens au Québec habitent Montréal. C’est là qu’ils peuvent se défendre. Ils vivent déjà la solitude de l’image, la neige en lieu et place du soleil. Déséquilibrés, ils sont piégés dans ce qu’Édouard Glissant appelle « le pays réel et le pays rêvé ». Ils parlent créole, écoutent les radios haïtiennes, mangent créole. Plus tard, les enfants vont casser la dynamique. La pire chose qui puisse arriver aux sociétés occidentales, c’est de se fermer sur elles-mêmes.

r est un déraciné, puisque l’on est toujours dans ce voyage qu’est l’imaginaire. On se déplace. On dialogue avec l’autre. On ouvre le territoire, habitant un univers plus large que les 27 500 km2 du pays Haïti, on est dans le feu, les eaux, les continents, les vents. Il n’existe alors plus de frontières. C’est ça le rêve d’un écrivain. Le cas de Mémoire d’Encrier est exemplaire en ce sens, en mettant en avant les littératures de la diversité et de la complexité, avec des auteurs qui sont d’ici et/ou d’ailleurs, et qui n’ont plus d’identité en fin de parcours.

Frankétienne a déconstruit l’imaginaire et les frontières avec ses mots, Yanick Lahens a obtenu le prix Fémina, Dany Laferrière est élu à l’Académie française. Je suis admis à l’Académie des lettres du Québec. C’est symboliquement une manière d’exister à travers la littérature. Les êtres humains ont besoin de reconnaissance. Et l’Occident laisse entrer l’imaginaire. Nous pouvons dire en riant que c’est beaucoup plus difficile d’obtenir un visa de résidence qu’un Prix littéraire. En 2015, Dany Laferrière et Yanick Lahens montrent le respect des institutions littéraires françaises envers la littérature haïtienne. En même temps, cette même France, qui accueille les œuvres des Haïtiens, qui consacre les auteurs haïtiens, chasse les Haïtiens comme des animaux sauvages dans les territoires d’outre-mer. C’est ce paradoxe migratoire qui fait peur et qui appelle notre humanité.

 

 

Texte par Claude Gilles

Photos par Christian Tremblay

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